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Le Figaro Magazine : "Pierre-Henri d’Argenson: «Sciences Po ne doit pas devenir un terminal d’aéroport»"

21 novembre 2024 Revue de presse

FIGAROVOX/GRAND ENTRETIEN - Selon le haut fonctionnaire candidat à la direction de Sciences Po, l’Institut d’études politiques de Paris a besoin d’un véritable changement de cap.

Pierre-Henri d’Argenson. Jean-Luc Bertini pour le Figaro Magazine  

LE FIGARO MAGAZINE . - La nomination d’un nouveau directeur à Sciences Po résout-elle la crise que traverse cette école ?

Pierre-Henri D’ARGENSON. - Les manifestations les plus médiatisées de la crise de Sciences Po, comme les blocages propalestiniens et les polémiques à connotation wokiste, n’en représentent que la face émergée. Ce qui est en jeu, c’est le choix de poursuivre ou non la dynamique engagée depuis l’année 2000, qui a consisté à changer Sciences Po, creuset historique de la formation des élites françaises, en université internationale spécialisée en sciences humaines et sociales, sur le modèle de Columbia ou de la London School of Economics. Cette transformation a comporté des succès, mais le cycle idéologique qui l’a portée arrive à épuisement, du fait de ses excès : excès de la « dénationalisation » de Sciences Po, excès de l’alignement sur les critères des classements internationaux au détriment de sa mission de formation des décideurs français, excès du militantisme. Elle a ainsi conduit aux mêmes travers que ceux qui touchent les universités anglo-saxonnes. Elle a surtout manqué de discernement, au point d’ouvrir une profonde crise de confiance : on ne sait plus où va Sciences Po. C’est d’un changement de cap dont Sciences Po a besoin et pas seulement d’un changement de directeur.

Quelles sont les sources de cette crise ? Faut-il remettre en cause le modèle défendu en son temps par Richard Descoings ?

Richard Descoings a modernisé Sciences Po, mais au prix de l’adoption d’un modèle universitaire anglo-saxon et postnational qui a dénaturé cette institution, et qui n’est plus adapté aux défis du monde. Le « modèle Descoings » a vieilli car il correspond à une époque révolue, celle de la mondialisation heureuse des années 2000. Or, vingt-cinq ans plus tard, l’Occident est défié partout, les zones de guerre se multiplient et les dépenses militaires mondiales explosent. L’Union européenne est dépassée dans de nombreux domaines, et la France connaît un déclin suffisamment objectivé pour être désormais consensuel. Le monde est ainsi passé pour nous des dividendes du doux commerce à la guerre économique à outrance, de l’illusion d’une Europe sans usines à la désindustrialisation, de l’arrimage à la croissance américaine à son décrochage. Le monde s’est brutalisé, l’Europe s’est déclassée, la France s’est appauvrie. C’est imprégné de ce constat lucide, sans déclinisme, que Sciences Po doit réfléchir à son avenir, parce que c’est sa vocation. C’est bien plus important que la question du wokisme.

Sciences Po s’est-il détourné de sa mission initiale de former les élites pour diriger la France ?

Dans sa présentation, Sciences Po ne fait référence ni à la France, ni à l’intérêt général, ni à la notion de service. On y parle certes de « bien commun », mais sans le relier à un quelconque espace politique. Sciences Po a largement évacué de sa communication sa vocation d’école menant au service public, renommé en « affaires publiques », langage du lobbying. C’est une erreur car lorsqu’il n’y a plus rien à servir, il ne reste qu’une carrière à mener. Sciences Po a beaucoup communiqué sur les débouchés qu’il offre dans le secteur privé, mais la réalité est que près de 40 % de la promotion 2020 travaille aujourd’hui dans le secteur public. Par ailleurs, Sciences Po a multiplié les enseignements de méthodologie sociologique et les thèmes géographiques ultraspécialisés durant les deux premières années, ce qui réduit le temps consacré au socle des savoirs fondamentaux sur la France et son environnement géopolitique.

 

Ne pas suffisamment connaître la France est une anomalie pour une école ayant vocation à former des décideurs nationaux. Tout élève de Sciences Po devrait avoir une idée claire de notre outil de défense et des menaces et ingérences qui pèsent sur notre pays. Il faut en finir avec la naïveté dans laquelle on a élevé des générations entières d’étudiants. La déconnexion culturelle entre les élites françaises et la chose militaire est importante et Sciences Po a un rôle à jouer pour la réduire, en intégrant cette dimension dans son tronc commun et en élargissant ses partenariats avec les armées, et possiblement avec d’autres services régaliens.

Que pensez-vous de la décision de supprimer les épreuves écrites du concours d’entrée en première année ? Le militantisme a-t-il pris une trop grande importance ?

La suppression des épreuves écrites du concours d’entrée en première année, à compter de 2021, a été justifiée par la volonté de diminuer l’importance de la supposée discrimination envers les élèves ne disposant pas du même bagage culturel que les classes sociales favorisées, et le souhait de donner du poids aux « engagements » et à la personnalité. Mais cela pousse un public très jeune, dont le jugement est en formation, à mettre l’activisme sur un pied d’égalité avec la connaissance. L’étude réalisée en 2022 par Anne Muxel révèle que la violence politique est considérée comme légitime pour défendre des causes par 28 % des étudiants de Sciences Po, ce qui est inquiétant pour une école de la République.

 

Les engagements associatifs sont rarement neutres politiquement et leur valorisation ne peut que faire peser un soupçon de favoritisme idéologique, même inconscient, selon la sensibilité des jurys. Ceci n’est pas la méritocratie, d’autant plus que la prise en compte des « engagements » peut mener, à rebours de l’objectif de démocratisation, à privilégier les élèves issus des familles maîtrisant bien le processus de recrutement, au détriment de ceux n’ayant pour seul bagage que l’excellence scolaire. Sciences Po doit veiller à se garder de tout biais pouvant favoriser telle ou telle orientation politique, et le seul moyen de s’en prémunir reste le concours écrit et anonyme.

L’importance prise par les sciences humaines a-t-elle participé à cette dérive militante et politique ?

L’objectif de Sciences Po au cours des dernières années a été de devenir une « université de recherche internationale » dans les sciences humaines et sociales (SHS). Pour cela, Sciences Po a donné un poids croissant à la faculté permanente, c’est-à-dire aux enseignants-chercheurs issus de l’université, et au budget de la recherche. Celui-ci représente près d’un tiers du budget de Sciences Po pour moins de 3 % de ses effectifs, soit environ 340 doctorants sur 15.000 étudiants, ce qui au passage a certainement renforcé l’influence des recherches militantes, notamment dans le domaine des « studies » à l’américaine.

 

Or, Sciences Po a vocation à former des décideurs, pas à financer la recherche dans de telles proportions. Les SHS doivent être une composante des sciences politiques, pas l’inverse. Sa raison d’être n’est pas de devenir un cycle universitaire de sciences humaines et sociales, il y a d’excellentes universités pour cela. Il est éminemment souhaitable que les étudiants de Sciences Po bénéficient des méthodes de l’université. Mais les universités ont une vocation et un modèle propres qui ne sont pas ceux de Sciences Po. Les deux institutions doivent rester complémentaires et non se confondre.

Est-ce que l’internationalisation de Sciences Po est devenue problématique ?

Bien sûr que Sciences Po doit attirer des étudiants étrangers, mais tout est question de mesure. Avec 50 % d’étudiants étrangers, Sciences Po se situe à un niveau très supérieur à la plupart des universités américaines, et cela pose plusieurs problèmes. Le premier est celui du modèle économique de dépendance aux frais d’inscription étrangers. Le Haut Conseil de l’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur, dans un rapport du 7 décembre 2018, s’était déjà interrogé sur l’internationalisation forcenée de Sciences Po, sur laquelle aucune étude n’a été menée pouren mesurer les apports. Elle est aussi questionnée au Royaume-Uni, comme en témoigne Charley Robinson, chargé de l’international à Universities UK, qui représente les universités britanniques : « Il y a un besoin urgent d’un débat national sur le financement des universités, notamment l’équilibre entre les frais payés par les étudiants britanniques, les fonds publics, et les étudiants internationaux » (Le Monde, 18 janvier 2024).

 

Par ailleurs, en 2009, Sciences Po avait admis en Bachelor près de 800 étudiants au titre de la procédure française, soit, hors conventions d’éducation prioritaires, presque autant qu’en 2023, alors que le nombre d’admis est passé de 1224 à 1946. L’ouverture sociale et surtout internationale de Sciences Po, pour bénéfique qu’elle soit dans son principe, s’est donc faite en partie au détriment de la « classe moyenne » des élèves français, ceux qui ne peuvent ni candidater par la voie des CEP ni par la voie internationale ou celle des doubles diplômes étrangers. Ils ont subi une forme de confiscation. Au sein de cette population, ont été particulièrement pénalisés ceux qui, sans venir d’un milieu favorisé, ne pouvaient prétendre à une bourse, et ont donc subi la hausse des droits d’inscription, et enfin ceux ne bénéficiant pas des opportunités associatives ou des moyens de rémunérer des coachs en préparation de dossiers. Alors que l’argent public finance abondamment Sciences Po via une dotation de 75 millions d’euros sur un budget de 218 millions d’euros, il n’est pas justifié que l’accès à Sciences Po, organisme public, ne soit pas plus ouvert aux étudiants de la filière générale. Un tel volume d’étudiants étrangers présente en outre le risque de diluer leur nécessaire acculturation. Sciences Po ne doit pas devenir un terminal d’aéroport.

Les blocages d’une minorité activiste propalestinienne ont également révélé un antisémitisme d’atmosphère. La réaction de la direction a-t-elle été à la hauteur ?

Sciences Po ne se résume pas aux blocages d’une minorité activiste propalestinienne. Mais ces blocages ont mis en lumière une réalité à laquelle Sciences Po doit faire face: la montée d’un antisémitisme d’atmosphère à peine voilé sous les traits de l’antisionisme. La France a découvert à cette occasion que des étudiants de confession juive pouvaient se sentir ostracisés au sein de Sciences Po. Cela n’est pas tolérable. Dans ce contexte, le fait d’avoir ouvert un débat le 2 mai 2024 avec des bloqueurs sans mandat et associés à des actes d’intimidation a suscité l’incompréhension. On peut dialoguer avec des manifestants pour obtenir la libération de locaux par la voix pacifique, mais on ne négocie pas sur un pied d’égalité, en dehors des instances représentatives, avec un groupuscule radicalisé qui brandit des mains rouges.

Alors que l’ordre mondial apparaît en pleine reconfiguration et que la France vacille, quel rôle devrait jouer cette école plus précisément ?

Sciences Po est d’abord une institution au service des Français. Il est essentiel que cette institution attire des étudiants internationaux, qu’elle tisse des partenariats d’excellence avec des universités étrangères, qu’elle travaille à se hisser au niveau des établissements de renommée mondiale. Mais ces objectifs ne doivent pas être poursuivis au détriment de la formation des décideurs français, et ne doivent pas conduire à aligner Sciences Po, qui est résolument une grande école de formation de décideurs, sur l’université, qui a ses vertus et sa raison d’être propres. L’École polytechnique a pour devise, inchangée depuis 1804 : « Pour la Patrie, les Sciences et la Gloire », et cela ne l’empêche pas d’attirer de brillants étudiants étrangers, sans le moindre esprit de clocher. Dans un monde plus dangereux, dans une Europe défiée, dans une France qui doute, les étudiants de Sciences Po doivent savoir quelle est leur place, et les Français doivent pouvoir compter sur Sciences Po pour la leur enseigner. Le monde a changé, un tournant doit être pris.

 

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Par Alexandre Devecchio

Publié le 21 novembre 2024