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Le Figaro : "Yann Raison du Cleuziou: «Les juniors ont une expérience doublement minoritaire du catholicisme»"
ENTRETIEN - Environ 11% des Français se rendent à la messe de Noël, contre 2% chaque dimanche. Le sociologue des religions analyse les dynamiques à l’œuvre dans le pays et le rapport des jeunes générations à la foi.
Mgr Philippe Christory célèbre la messe de minuit en la cathédrale Notre-Dame de Chartres, le 25 décembre 2022. JEAN-FRANCOIS MONIER / AFP
Yann Raison du Cleuziou est professeur de science politique à l’université de Bordeaux. Dernier livre paru : À la droite du Père. Les catholiques et les droites de 1945 à nos jours (avec Florian Michel, Éditions du Seuil, 2022).
Combien de Français se rendent à la messe de Noël ?
La pratique de la messe au rythme hebdomadaire concerne moins de 2 % de la population française et la pratique saisonnière, c’est-à-dire pour les grandes fêtes comme Noël, mobilise plutôt 11 %, soit environ 5 à 6 fois plus. Du moins, c’est ce que montrait l’enquête Bayard-IPSOS de juin 2016, les quantités ont dû se tasser depuis. Cet écart dans le rythme de la pratique a été constaté dès les débuts de la sociologie du catholicisme par Gabriel Le Bras et le chanoine Fernand Boulard. Ils qualifiaient de « conformistes saisonniers » les paroissiens épisodiques. La saisonnalité renvoie à la temporalité de leurs besoins religieux, à la fois dépendante des rites de passage entre les saisons de la vie (baptême, première communion, mariage, funérailles) et les fêtes marquant le franchissement des saisons de l’année (Noël, Pâques, Assomption, Toussaint).
« Conformistes saisonniers », cela ne semble guère une manifestation d’estime…
L’expression est péjorative : cette consommation intermittente de rites serait moins la manifestation d’une spiritualité que d’une sociabilité. Dans les années 1960 et 1970, le clergé a culpabilisé le caractère « grégaire » et « païen » de ces « irréguliers » pour favoriser une évangélisation plus authentique. Le religieux dominicain et sociologue Serge Bonnet a bataillé contre cette pastorale. Il proposait de substituer à l’étiquette forgée par Le Bras et Boulard celle de « chrétiens festifs », bien plus positive. Il montrait la profondeur de l’expérience humaine engagée dans les fêtes aux dimensions sacrées et profanes mêlées. Ayant aussi beaucoup observé le communisme des ouvriers lorrains, sa conviction était que l’intermittence est la norme de l’engagement dans les catégories populaires. Pour Bonnet, l’élévation du niveau exigé allait décourager les saisonniers et transformer l’Église en secte.
Quels sont les liens entre les « festifs » et les messalisants plus « zélés » ?
Le lien est de plus en plus ténu pour différentes raisons. L’univers des pratiquants réguliers est de plus en plus urbain et différencié du reste de la population. Car, à mesure que la société se sécularise, l’Église se recompose sur ceux qui restent, or ceux-ci ont un profil plus élitiste et plus conservateur. C’est dans les familles de ce que j’appelle le « catholicisme observant » que la transmission de la foi d’une génération à une autre a eu le plus de succès. Les classes sociales supérieures ont l’obsession de la transmission de leur capital culturel et la foi en est une dimension majeure, cela a aussi joué dans ce résultat.
Les vocations religieuses résiduelles viennent de cet univers et non plus des classes populaires rurales, comme c’était encore le cas dans les années 1960. Par conséquent, pour les « festifs », l’expérience de la messe est de plus en plus étrange : ils en maîtrisent de moins en moins les codes religieux et sociaux. Souvent au sein des familles de « festifs », il restait une grand-mère pratiquante pour maintenir un lien familier avec l’Église, ce qui favorisait la perpétuation des baptêmes et mariages religieux. À sa mort, le lien au catholicisme se rompt.
Cette proportion de Français pratiquants continue-t-elle de baisser ? N’y a-t-il pas un regain depuis quelques années ?
D’un point de vue statistique, le catholicisme poursuit son effondrement. À la fin des années 1950, plus de 90 % des enfants étaient baptisés dans les 3 mois après leur naissance. Désormais, le taux est en deçà des 20 %. La hausse des baptêmes d’adulte ne peut compenser un tel déclin. Selon l’enquête EVS (European Values Study) de 2018, en quarante ans, l’appartenance déclarée est passée de 70 % à 32 % de la population, et 38 % des personnes se déclarant aujourd’hui sans religion fréquentaient la messe au moins une fois par mois à 12 ans. Les Français n’ont aucune conscience des enjeux de cette évolution car l’indifférence est à la fois ce qui favorise et invisibilise le détachement.
Reste que, paradoxalement, ce contexte n’est pas incompatible avec un sentiment de regain partagé par les pratiquants. En devenant minoritaire, le catholicisme regagne en intensité et en homogénéité convictionnelle en interne. Bien des familles ont le sentiment qu’avec les nouvelles générations de prêtres, la liturgie et la prédication ont plus de profondeur.
Leur vie de foi s’appuie sur des mouvements à l’initiative de laïcs, ce qui explique leur résilience par rapport aux crises multiples traversées par le clergé (abus sexuels, etc.). Pour les catholiques plus âgés, cette évolution est un retour en arrière. C’est une erreur de perspective. Les jeunes prêtres portent plus la soutane aujourd’hui, comme les jeunes juifs, la kippa et les musulmanes, le voile. Dans un contexte de sécularité avancée, les minorités religieuses affirment leur différence et marquent leurs frontières pour résister à l’effacement.
Le catholicisme reste-t-il la première religion en France ?
Nous venons de voir, avec la réouverture de Notre-Dame, la centralité que conserve le catholicisme dans la culture française. Son empreinte patrimoniale est telle qu’il donne partiellement forme au sentiment d’unité nationale. Mais, ensuite, je pense que l’importance du catholicisme « vivant » dépend désormais d’abord de l’appartenance générationnelle. Les seniors ont une expérience doublement majoritaire du catholicisme. Ils sont majoritaires en tant que catholiques dans leur classe d’âge et ils sont majoritaires en tant que sensibilité dans l’Église car la pyramide des âges des pratiquants est inversée.
Les juniors ont une expérience doublement minoritaire du catholicisme. Ils sont minoritaires en tant que catholiques parmi leur génération. L’Enquête EVS de 2018 comptabilise 15 % de catholiques parmi les 18-29 ans, talonnés de près par 13 % de musulmans. Ils sont aussi minoritaires dans les structures ecclésiales. Les seniors vivent encore dans la religion majoritaire de la France ; les juniors vivent déjà dans la première minorité religieuse en France. Cela explique que leurs attentes religieuses soient si opposées. Pendant le repas de Noël, il y a ainsi quelques sujets religieux à éviter entre grands-parents et petits-enfants.
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Par Eugénie Boilait
Publié le 25 décembre 2024