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Ouest France : "ENTRETIEN. « La visio, c’est le mythe du travail qui s’adapte à notre vie… mais c’est l’inverse »"

05 mai 2024 Revue de presse
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Dans La Visio m’a tuer, l’auteur Alexandre des Isnards raconte la vie de bureau au temps du télétravail. En une vingtaine de saynètes tirées de faits réels, il décrit notre époque tiraillée avec brio. Entretien.

Alexandre des Isnards, auteur de « La Visio m'a tuer » | STÉPHANE GEUFROI, OUEST-FRANCE

Un groupe WhatsApp entre collègues où tout le monde rivalise d'enthousiasme à coups d'émojis, une réunion sur Teams avec des collaborateurs qui se trouvent à quelques mètres de vous dans l'open space, des journées de télétravail à rallonge à enchaîner les visios sans bouger de sa chaise ... Il y a encore dix ans, tout cela aurait pu relever d'un film de science-fiction plein d'absurdité; mais aujourd'hui, ce quotidien est celui de millions de personnes dans le monde, et peut-être le vôtre.

 

Et si, d'ici cinquante ou cent ans, des historiens veulent mieux comprendre notre époque, ils trouve­ront dans le nouveau livre d'Alexandre des Isnards, La Visio m'a tuer, 
un matériau formidable. Co-auteur avec Thomas Zuber de L'open space m'a tuer en 2011, et de Face­book m'a tuer en 2013, celui qui aime à se définir comme un« archéologue du monde du travail» revient avec la recette qui a fait son succès : une vingtaine de saynètes de la vie de bureau, tirées de faits réels, racontées comme des nouvelles qui se dégustent et révèlent une saveur douce-amère en forme d'interrogation sur ce que nous sommes devenus. Entretien. 

Le télétravail s'est imposé lors de la crise du Covid. Mais il est resté une fois les confinements termi­nés. Comment l'expliquer? 

Sans la pandémie, nous n'aurions pas basculé dans le monde que nous connaissons tous, et que je décris dans le livre. La technologie était déjà là, mais l'usage n'existait pas, parce qu'il y avait une sorte de tabou autour du télétravail. Ce tabou a éclaté avec le Covid: la crise a montré que c'était pos­sible de travailler à distance, et cela a été acté par les directions d'entreprise et les managers une fois la crise passée, parce qu'il y avait une demande forte des salariés. On ne reviendra pas en arrière, même si le télétravail se régule et s'aménage. Chacun, finalement, y a trouvé son compte. Même les actionnaires, qui peuvent économiser sur les loyers : la taille des locaux se réduit en passant au flex office. 

Chacun y trouve son compte, vraiment? 

Disons que chacun y trouve un intérêt. Le salarié peut faire sa lessive entre deux réunions, et optimi­ser son temps personnel sur les horaires de bureau: c'est précieux ... mais ça a un coût. La frontière entre la vie privée et la vie professionnelle s'efface petit à petit, comme pour Julien, qui décide de rejoindre sa compagne Emma en weekend à Val-André et qui va enchaîner les visioconférences dans le petit Airbnb loué pour l'occasion. Le Wi-Fi lui permet de faire des « calls » avec son équipe ... mais ça gâche les vacances de sa famille. Les« tracances », contraction de« travail» et« vacances», c'est bien sur le papier. Mais en réalité, ça peut vite devenir pénible. 
Une orange sur la touche shift de son clavier 

Pourtant, travailler au bord de la piscine, ça fait envie, non? 

Oui, c'est le mythe du travail qui s'adapte à notre vie. Mais c'est l'inverse: le télétravail, ça met une atmosphère de travail partout, tout le temps. Il n'y a plus de limites. Certaines personnes passent la journée seuls chez eux, à enchaîner les réunions en visios, sans pause. En« TLT » [abréviation de télétravail, NDLR.], on ne se donne pas le droit de glander, et si on glande, en regardant une série ou en jouant aux jeux vidéo, ou même en pliant le linge, on le cache. Alors que glander au bureau, c'est encouragé: discuter entre collègues à la machine à café, faire une pause clope, ce n'est pas mal vu. Je raconte l'histoire de Max qui part chercher un recommandé à la Poste et qui, pen­dant ce temps, pose une orange sur la touche shift de son clavier pour que le témoin lumineux de Teams reste vert. Il y a une intériorisation de la surveillance, qui est toujours plus forte que la sur­veillance elle-même.

Les jeunes générations sont pourtant très favorables au télétravail... 

Oui, les jeunes adorent pouvoir aménager leur temps en fonction de leurs contraintes personnelles, et l'entreprise doit s'adapter. Pas toujours simple, comme l'illustre la mésaventure de Théo, un UX designer qui joue l'honnêteté en demandant son vendredi en TLT pour pouvoir aller surfer« tôt le matin et tard le soir » à Biarritz. Son boss, Richard, tombe de sa chaise. Et refuse. Réaction de Théo:« S'ils n'ont pas confiance, tchao, ça leur fera les pieds. » Mais il ne faut pas caricaturer non plus: les jeunes ne sont pas béats devant le télétravail. Je raconte aussi l'histoire d'un alternant qui arrive au bureau, et se retrouve tout seul, car sa N + 1 et toute son équipe sont en télétravail. Voilà sa N + 2 obli­gée de le prendre en charge, parce que le collectif a failli. 

Le télétravail met ce collectif à rude épreuve ...

Il oblige l'entreprise à se questionner. Je reprends l'anecdote du salarié surfeur. Je comprends l'atti­tude de Théo: après tout, si le boulot est fait ... Pourquoi lui imposer, à lui et au reste de l'équipe, cette pénitence de venir au bureau? Mais si tout le monde fait pareil, si tout le monde s'exile au soleil pour travailler, c'est le collectif qui s'érode. Donc je comprends aussi le sentiment du reste de l'équipe, et de son chef. Chacun se rend compte que si la flexibilité n'a pas de limite, si tout le monde fait comme il veut, alors on est tous désynchronisés. On se lève le matin, on ne sait pas qui sera au bureau, venir voir les collègues devient le critère premier du « présentiel ». Alors on invente des façons de se resyn­chroniser, avec des liens qui se forment ailleurs, de façon virtuelle, par exemple dans les groupes WhatsApp de collègues ou les apéros qui peuvent dégénérer en« harcèlement convivial », comme pour Carla, supply planner, qui se retrouve obligée de« boire des shots » et de raconter sa« première fois », parce que« c'est la coutume ». 
Pas facile de trouver le bon équilibre ... Non, et on peut comprendre que les entreprises soient ébran­lées. Les salariés ne partagent plus le même vécu. On ne construit plus sur le long terme. Avant, on pouvait« faire carrière » dans une entreprise. On entrait chez Saint-Gobain, on était tranquille jusqu'à la retraite. Petit à petit, les employeurs n'ont plus été capables d'offrir cela: ils promettent au salarié d'améliorer son employabilité, pour aller se vendre ailleurs, plus tard. Il n'y a plus d'investis­sement dans la durée, parce que le collectif s'est délité. Et quand il n'y a plus de collectif, il y a une forme de déshumanisation : des candidats disparaissent lors du processus de recrutement, sans pré­venir. C'est plus facile de rompre avec quelqu'un quand on ne le voit pas, quand on ne le rencontre pas. À ce compte-là, le risque du salarié en« full remote », c'est de se faire oublier, ou de se faire virer en visio ! Si on veut créer du collectif, il faut faire des sacrifices, du côté de l'entreprise comme du salarié. 

 

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Par Thomas Bronnec 

Publié le 5 mai 2024