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Le Monde : "Geneviève de Galard, « l’ange de Dien Bien Phu », est morte"

31 mai 2024 Revue de presse
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Cette catholique convaincue a été infirmière convoyeuse de l’air dans l’enfer de la guerre d’Indochine. Adulée à la fin du conflit pour son courage et son abnégation, puis peu à peu oubliée, Geneviève de Galard s’est éteinte à l’âge de 99 ans. 

Geneviève de Galard est reçue par le médecin capitaine chef de l’antenne chirurgicale à Luang Prabang, au Laos, le 24 mai 1954.

En 1954, à Dien Bien Phu, pendant les quelque soixante jours que Gene­viève de Galard a passés sur le champ de bataille, les bles­sés par balles ou par éclats, les mu­tilés, les aveugles, les grands brû­lés, et tous les soldats de l'armée française pris au piège par le Viet­minh dans la cuvette, tous les durs à cuire des régiments parachutis­tes, de la Légion étrangère ou des troupes coloniales, ont appelé l'in­firmière successivement « Made­moiselle», «Mam'zelle», puis «Ge­neviève». Quand ils ne criaient pas «Maman» dans leur délire d'ago­nie. Pour la postérité, ou du moins pour la belle histoire, la femme qui vient de mourir jeudi 30 mai, à 99 ans, est à jamais devenue «l'ange de Dien Bien Phu». 


« Geneviève de Galard fit montre, aux pires heures de la guerre d'In­dochine, d'un dévouement exem­plaire du courage et des souffran­ces de 15 000 soldats français. Je salue sa mémoire » , a réagi Emma­nuel Macron, vendredi. 


Son courage au milieu du chaos et sous le déluge des obus a été mis en lumière comme un baume à une défaite qui consommait la perte de l'Indochine et, au-delà, le début de la fin de l'Empire fran­çais. L'infirmière se retrouvait ainsi héroïsée contre son gré et contre sa nature. « Je ne mérite pas cet honneur, car je n'ai fait que mon devoir», ne cessait de répéter la femme portée aux nues. Cette réelle modestie ajoutait finale­ment à l'enluminure, autant que son éternel sourire gêné. 


Une photo d'elle, petite dame flottant dans sa tenue de parachu­tiste, manches retroussées, prise le 24 mai à sa descente d'avion à Luang Prabang, dans l'actuel Laos, juste après sa libération, et publiée en couverture de Paris Match, achevait de statufier l'icône populaire. Son visage rond, ses pommettes saillantes, ses lèvres fines, ses yeux bleus de­venaient le symbole de l'épopée dans laquelle fut enrobée comme de sucre glace une lamentable er­reur stratégique de l'état-major. Geneviève de Galard n'était pas dupe du rôle qu'on lui faisait jouer. « Longtemps, je me suis tue, écrira-t-elle dans de tardifs Mé­moires (Une femme à Dien Bien Phu, Les Arènes, 2003). Je ne sou­haitais pas alimenter la publicité dont j'avais été l'objet en 1954. Elle m'avait paru exagérée, et parfois déplacée, à l'heure où mes cama­rades prisonniers souffraient en­core dans les camps. » 

« Dieu me protégera »

Geneviève de Galard Terraube, de son patronyme complet, est née le 13 avril 1925 à Paris. Elle est issue d'une famille aisée qui cultive un patriotisme exacerbé et revendi­que des titres de noblesse remon­tant à Jeanne d'Arc et même aux Croisades. Son père meurt quand elle a 9 ans. Sa mère l'élève dans les valeurs de la droite catholique. La foi chrétienne ne la quittera ja­mais et s'enracinera même un peu plus en elle aux pires mo­ments. « Dieu me protégera ! » , se persuadait-elle à Dien Bien Phu, tandis qu'elle courait d'une tran­chée à l'autre sous les obus. 


La jeune fille vit entre la capitale et la propriété familiale de Laba­tut, dans les Landes. Pendant la guerre, elle se réfugie à Toulouse, avant de regagner Paris en no­vembre 1942 après l'invasion par les Allemands de la zone non oc­cupée. La gamine se nourrit de li­vres d'aventures et de voyages. Après son bachot, elle entame des éludes d'anglais à la Sorbonne. Elle se cherche un métier, une vo­cation, un avenir, trouve tout ça en 1950 : elle passe son diplôme d'infirmière. Deux ans plus tard, elle est reçue au concours des con­voyeuses de l'air, ces infirmières volantes chargées d'assister les blessés et les malades évacués par avion. Rattachée à l'hôpital Lanes­san d'Hanoï, elle découvre l'Indo­chine en 1953. La guerre d'indé­pendance du Vietnam, qui a éclaté en 1946, fait rage. Gene­viève de Galard convoie les bles­sés sous le feu, fait dans la carlin­gue vibrante les gestes qui les maintiennent en vie, surveille les perfusions, sent parfois les hom­mes partir malgré ses efforts pour les retenir. Après un séjour en Al­gérie, elle revient en Extrême­ Orient en février 1954.


Pensant fixer les troupes du Vietminh, l'armée française a ins­tallé depuis novembre 1953 un point fortifié dans la cuvette de Dien Bien Phu, bientôt encerclée par les soldats du général Giap. Avec une douzaine d'autres con­voyeuses, Geneviève de Galard ef­fectue sur place quelques mis­sions de jour, sans encombres. « Le camp retranché m'apparaît déjà intégralement dénudé : vu du ciel c'est un univers de boyaux, de tranchées, d'abris » , décrit-elle. Mais, le 13 mars, Giap lance son of­fensive. La piste se retrouvant sous le feu direct des canons, il faut bientôt atterrir de nuit à la lueur de trois fanaux indiquant simplement le début et la fin de la piste, charger à la va-vite les bles­sés et redécoller aussitôt vers Ha­noï. Le 28 mars, l'atterrissage se passe de manière particulière­ment acrobatique. L'avion dérape et un piquet de barbelés perce son réservoir d'huile. Au lever du jour, l'artillerie adverse détruit le Dakota. Les deux jours suivants, d'autres avions tentent d'atterrir, mais en vain, tant la canonnade est intense. Le 30 mars, il faut se rendre à l'évidence: la piste est de­venue impraticable. Geneviève de Galard est bloquée à Dien Bien Phu, ainsi que toute la garnison. 

 

La jeune femme va alors se dé­multiplier auprès des blessés, dans l'antenne médicale où les chirurgiens Paul-Henri Grauwin et Jacques Gindrey opèrent, cauté­risent, recousent, amputent nuit et jour dans des conditions sani­taires de plus en plus précaires, Dans un chapitre de ses Mémoi­res (j'étais médecin à Dien Bien Phu, 1954, Éditions France Em­pire), Grauwin dresse le portrait d'une madone qui finit par impo­ser le respect à ce monde mascu­lin et même machiste. « Pendant la chute des obus, je la regardais et je fus étonné de son calme. Elle al­lait de blessé en blessé comme si de rien n'était. Elle avait les gestes qu'il fallait, la douceur, la précision, les mots qu'on attendait avec sa pure et fraîche voix de jeune fille. » Il la dépeint aidant les blessés à man­ger et à boire, les mutilés à fumer leur cigarette. « Voilà encore une piqûre. vous ai-je fait mal ? » 


La convoyeuse troque son tailleur bleu marine et ses petits souliers vernis pour une tenue que lui a cédée un parachutiste, reprise à la taille avec du fil chirur­gical, et une solide paire de Patau­gas. Les hommes parviennent à lui ménager un peu d'intimité, dans ces espaces surpeuplés. Sa sollicitude et sa patience la font adouber par les soldats. « A Dien Bien Phu, je suis un peu la mère, un peu la sœur, un peu l'amie » , ré­sume Geneviève de Galard dans ses souvenirs. « Ma seule pré­sence, parce que je suis une femme, semble alors rendre cet enfer un peu moins inhumain » , poursuit­ elle. Les blessés retrouvent leur bonne humeur à son contact Un soldat amputé des deux bras et d'une jambe promet de l'emme­ner danser sitôt tout cela fini. Avec la mousson, il faut patauger dans la boue, entre les civières po­sées à même le sol Atteinte par un anthrax, l'infirmière est à son tour opérée sans anesthésie. 


A Hanoï, la presse commence à trousser la légende de ce person­nage. Elle est présentée comme « la seule femme de Dien Bien Phu ». C'est oublier avec une belle hypocrisie les compagnes des troupes supplétives et les prosti­tuées des deux bordels militaires de campagne installés au sein du camp. Le 29 avril 1954, Geneviève de Galard est décorée de la Légion d'honneur. Pour sa bravoure et son dévouement, la Légion étran­gère l'adoube « légionnaire de pre­mière classe honoraire » , en même temps que le colonel Mar­cel Bigeard. Un honneur autre­ment plus rare qu'une rosette, qui dit l'estime qu'a acquise cette femme au sein de la troupe. 


Le 7 mai, la défaite est consom­mée. La canonnade cesse. Le camp est définitivement investi par les «bodoï» (soldats des uni­tés régulières du Vietminh). Tan­dis que les premiers prisonniers partent à pied vers des camps de rééducation où beaucoup péri­ront, Geneviève de Galard conti­nue de soigner les blessés restés sur place. En échange de la pro­messe que certains d'entre eux seront libérés, elle se fend d'une lettre à Ho Chi Minh, à l'occasion de son anniversaire, le 19 mai : « Je désire vous exprimer mes remer­ciements, monsieur le président, pour votre attitude de clémence à l'égard des prisonniers blessés de Dien Bien Phu que vous voulez bien libérer. Les vœux que je for­mule pour vous, monsieur le prési­dent, sont des vœux de paix. » La lettre est reprise par la propa­gande Vietminh, ce qui irritera au plus haut point cette anticommu­niste viscérale. 


La libération de Geneviève de Galard est annoncée le 21 mai. Elle repousse son départ pour continuer à s'occuper des blessés. Elle quitte finalement Dien Bien Phu le 24 mai. « Je ne sais si vous avez réalisé que le monde entier a les yeux fixés sur vous » , la pré­vient dans l'avion du retour un accompagnateur. Après l'escale de Luang Prabang, elle découvre sa notoriété en atterrissant à Ha­noï où elle est assaillie par la presse internationale. Le 1er juin, c'est une foule dense qui l'ap­plaudit à Orly. 

Gardienne d"une mémoire

Geneviève de Galard se retrouve exhibée, son panache permettant de masquer les inévitables ques­tions que soulève l'échec cuisant de Dien Bien Phu. Alors que vien­nent d'être ratifiés le 21 juillet les accords de Genève consacrant la partition du Vietnam et le deuil des prétentions françaises sur l'Indochine, Geneviève de Galard entame une grande tournée amé­ricaine. Les États-Unis entendent ainsi faire oublier leur mol sou­tien à la France et préparer la po­pulation à l'idée que le pays va de­voir assurer la relève face à l'ex­pansionnisme communiste. 


Le 26, l'infirmière parade à New York, en uniforme blanc dans une Cadillac noire découverte, sur Broadway et la Ve Avenue, sous une pluie de confettis. A Washing­ton, elle est invitée par le Congrès. Le président Eisenhower la dé­core à la Maison Blanche. Suit une tournée triomphale à travers les grandes villes américaines, entre bains de foule et cocktails en robe du soir. Hollywood lui propose un pont d'or pour adapter son histoire au cinéma. Elle refuse, comme elle avait refusé l'argent des journaux qui voulaient pu­blier en exclusivité ses souvenirs. Tandis qu'elle croule sous les hon­neurs, elle ne cesse de rappeler le sort de ses camarades prison­niers que la France semble avoir bien oubliés. 


« Je sens qu'il y a dans mon exis­tence un avant et un après Dien Bien Phu » , ne peut que constater Geneviève de Galard. Elle reprend son métier de convoyeuse à Saïgon en novembre 1954 Puis quitte l'armée en juillet 1955, avant d'entrer au centre de réédu­cation des Invalides. Elle se marie l'année suivante avec un mili­taire, Jean de Heaulme, l'union étant annoncée comme un évé­nement mondain par toute la presse, Le Monde ne faisant pas exception (le couple aura trois en­fants). L'épouse suit ensuite son mari au fil de ses affectations, no­tamment à Madagascar, qui vient d'accéder à l'indépendance. De re­tour en France, Geneviève de Galard s'occupe des boat people qui fuient le Vietnam commu­niste. Elle devient à partir de 1983 et pendant dix-huit ans conseillère municipale du 17e ar­rondissement de Paris. 


En raison de sa discrétion, en raison également de la mauvaise conscience française envers cette guerre jugée impérialiste par l'histoire, Geneviève de Galard est peu à peu oubliée. Mais elle gar­dera toute sa vie le contact avec les anciens de Dien Bien Phu, croulera sous le courrier des sur­vivants lui exprimant leur grati­tude. « Vous avez été pour moi, dans cet enfer, l'image de la charité chrétienne » , lui écrira un de ces anciens soldats, !'écrivain et ci­néaste Pierre Schoendoerffer. S'estimant gardienne d'une mé­moire, elle proteste en 1984 con­tre un documentaire d'Henri de Turenne qui fait à ses yeux la part trop belle aux images de pro­pagande vietnamienne et aux scènes reconstituées avec des pri­sonniers français. En 2001, Gene­viève de Galard retournera au Vietnam. Mais elle refusera de se rendre à Dien Bien Phu.

 

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Par Benoît Hopquin 

Publié le 31 mai 2024