PORTRAIT - À 18 ans, elle entrait dans la résistance. À l’heure de fêter ses 100 ans, elle raconte la France qu’elle chérit, et la façon dont la guerre a orienté toute sa trajectoire de vie.
Une femme apparaît, souriante, dans l’embrasure. Le siècle nous ouvre sa porte. Vaillante, Odile de Vasselot de Régné évoque de sa voix claire les épisodes de sa vie de résistante pendant la Seconde Guerre mondiale mais rechigne à parler de la vocation religieuse qui s’en est suivie. Trop intime. «Ça n’intéressera personne, sourit la vieille femme au regard azur. J’ai peur de ce que vous allez écrire». Un tel sentiment lui a longtemps été étranger: frémissait-elle lorsqu’elle demandait en 1940 à une amie, sur un trottoir à la sortie du cinéma, comment faire de l’espionnage? «La résistance était pour moi une forteresse dont je ne trouvais pas la porte», souffle celle qui avait entendu le 18 juin dans le donjon du château de famille en Poitou, la voix du Général de Gaulle en direct, sur un fragile poste à galène trafiqué avec une aiguille.
Elle rencontre ensuite une mystérieuse Madame Poirier «très sophistiquée, l’air un peu étrange, les cheveux teints» qui, après avoir sondé son courage et sa loyauté, l’enrôle dans son réseau belge. Comment une jeune fille de dix-huit ans, de bonne famille, a-t-elle pu monter durant des mois, dans un train de nuit, aller et retour pour Toulouse, seule, avec des paquets au contenu sensible? «Papa était prisonnier de guerre à Nuremberg. J’ai menti à maman, sinon elle n’aurait jamais accepté», assure cette robuste dame entrée en 1947 en religion dans la communauté Saint François-Xavier.
L’histoire sur le vif
Sous le nom d’emprunt de Danièle puis de Jeanne, elle accomplit alors de nombreuses missions dont celle de convoyer des aviateurs alliés en train. «Un jour, le 4 janvier 1944, nous étions dans un express entre Bruxelles et Paris. J’accompagnais deux Anglais qui avaient certainement été repérés, dit-elle. La Gestapo a surgi dans le compartiment où nous étions debout, et nous a demandé nos billets. Les deux aviateurs sont restés stoïques, évitant de me compromettre. Je les ai sentis passer devant moi sans ciller, entourés des policiers, avec une dignité remarquable. L’un d’eux m’a jeté un coup d’œil dans lequel j’ai deviné une gratitude. J’avais encore les annexes de leur billet dans ma poche. Pour faire disparaître ces papiers compromettants, je les ai mangés». La scène semble s’être passée hier, tant le témoignage est vivant. La mémoire d’Odile de Vasselot de Régné, aiguisée, sautille d’une anecdote à l’autre. Alors que l’après-midi file, elle raconte ce jour où, ayant repéré un prêtre de l’église Saint-Sulpice à Paris, loyal à Pétain, elle s’arrangea pour aller se confesser à lui. «J’ai eu le culot de lui dire: ‘mon père, suis-je en état de péché mortel quand je fais passer les frontières à des aviateurs anglais?’» sourit-elle, un voile d’espièglerie enfantine sur son beau visage un peu cerné.
Alors qu’approche le crépuscule de sa vie, cette femme semble capter la lumière et le calme de sa maison, qui forment un halo de paix autour d’elle. À quelques rues du Musée d’Orsay où elle réside avec ses compagnes religieuses à la retraite, elle butine ses souvenirs en dépliant de vieux tracts déchirés de résistante, ceux-là mêmes qu’elle glissait dans les boîtes aux lettres de la capitale il y a quatre-vingts ans. Une flopée de neveux et d’historiens, curieux des fragments d’une histoire sur le vif, lui rendent visite. Sans compter ses amis ivoiriens, des anciennes élèves de Cocody, qui l’appellent presque chaque jour. Car en 1962, religieuse dans la communauté apostolique de Madeleine Daniélou qui se consacre à l’éducation des jeunes filles, elle fonde à Abidjan (Côte d’Ivoire) le lycée Sainte-Marie. Elle y est restée trente ans. «C’est mon caractère. Je suis allée à l’endroit où on tirerait de moi ce que je pouvais donner, s’enhardit-elle. Mais je reconnais que c’est un grand sacrifice que de ne pas avoir eu d’enfant».
«Dieu est partout»
Quant à sa vocation religieuse, elle n’a pas souvenir de l’événement qui l’a rendue incontournable. Quoique: «Je me souviens d’un moment où pendant la guerre, j’étais dans le train vers Toulouse qui filait dans la nuit noire. J’ai regardé par la fenêtre et me suis dit: après tout, Dieu est partout, il me voit aussi bien ici que si j’étais dans un lit à Versailles ou chez moi. Et je crois que, puisque aucun de mes proches ne devait savoir que j’étais dans ce train, tous les intermédiaires étaient supprimés. Cela m’a beaucoup aidée à développer une foi personnelle. Dieu était mon seul ami, mon confident». Voilà l’histoire, sans point d’exclamation. Arrachée à sa pudeur de fille et de petite-fille de militaires, cette confidence: «Quand j’étais petite, je faisais des crises d’acétone qui inquiétaient ma famille: lorsque j’étais contrariée, je vomissais de la bile. Le docteur pensait que je ne dépasserai pas l’âge de 8 ans, tant ma santé en pâtissait. Du coup, tout le monde avait peur de me contrarier, si bien que j’étais odieuse».
Erreur de diagnostic. Ces dernières années, elle a sillonné les écoles de France pour encourager les jeunes à s’engager et raconter sa guerre, quand elle ne distribuait pas des repas, via la banque alimentaire, aux plus nécessiteux. Ses nombreuses décorations n’apparaissent nulle part, ni dans son propos, ni sur son ample chemise. Et pourtant, officier de la Légion d’honneur, croix de guerre 1939-1945, médaille de la Résistance, Dieu sait qu’elle en a reçu. L’heure du dîner a sonné et Odile de Vasselot se lève, empoignant sa canne. Elle nous jette un dernier regard et murmure: «Je sens que vous allez parler de mon grand âge ou de ma vie spirituelle dans votre article. Je crains beaucoup ce que vous en écrirez: peut-être qu’à cause de vous, je ferai une crise d’acétone !» À peine le temps de sourire et déjà, le siècle s’en est allé.