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Le Figaro : "«Pierre Boulez m’a accusée de révisionnisme»: enquête sur les liens entre le pouvoir et les musiciens"
ENTRETIEN - Dans Les Musiciens et le Pouvoir en France. De Lully à Boulez, la musicologue Maryvonne de Saint-Pulgent explique comment les monarques puis les chefs d’État ont utilisé certains compositeurs à des fins politiques, et inversement.

Dans son livre, Maryvonne de Saint-Pulgent évoque Pierre Boulez, dont on célèbre le 26 mars le centenaire de la naissance. Serge Picard pour le Figaro Magazine
Énarque, pianiste – premier prix du Conservatoire de Paris –, musicologue, ancienne membre du Conseil d’État, ex-directeur du patrimoine, présidente du comité d’histoire du ministère de la Culture depuis 2007, Maryvonne de Saint-Pulgent publie une somme qui fera date. L’ouvrage est passionnant : c’est une histoire de France en musique tout autant qu’une histoire de la musique française depuis Louis XIV jusqu’au XXe siècle, via le prisme du rapport étroit qu’ont eu certains musiciens avec le pouvoir. De fait, ils se sont parfois retrouvés à faire de la politique.
Son livre se lit comme un roman, et s’achève avec un long chapitre sur Pierre Boulez, mandarin de la « musique savante », qui a bénéficié d’aides de chefs d’État sans précédent. Ce qu’elle n’écrit pas, car elle est polie, c’est à quel point l’homme, considéré unanimement comme un grand chef d’orchestre, mais dont plus personne n’écoute les œuvres en dehors de quelques maniaques de la musique atonale, pouvait être odieux.
Il suffit de regarder via YouTube, un débat sur le plateau de Bernard Pivot, avec Michel Schneider – rocardien, donc pas franchement réactionnaire, directeur de la musique et de la danse au ministère de la Culture de 1988 à 1991 –, Boulez et Jack Lang à ses côtés, pour s’en rendre compte. Schneider reproche les sommes faramineuses qui lui sont allouées. Le fondateur et dirigeant de l’Ircam se révèle d’une vanité, d’un orgueil et d’un mépris vertigineux. Jack Lang ne dit mot…
Mme de Saint-Pulgent reçoit dans son bel appartement parisien pour évoquer ces liens français entre musique et pouvoir. Son érudition, son intelligence et sa vivacité éblouissent.

La musicologue chez elle, à Paris. Serge Picard pour le Figaro Magazine
LE FIGARO.- Dans votre livre, vous expliquez que le rapport entre les musiciens et le pouvoir est une spécificité française. On aurait pu croire que cela a été de même dans d’autres pays…
Maryvonne DE SAINT-PULGENT.- Ce n’est pas le cas. On l’a vu avec Boulez, qui a résidé dans d’autres pays et n’a jamais trouvé de soutien pour son projet de l’Ircam. Il a finalement eu tout ce qu’il voulait en France. Ailleurs, il aurait été impensable qu’un chef d’État se mêle personnellement d’un institut de recherche sur la création musicale. Le seul précédent comparable est celui de Wagner avec Louis II de Bavière, mais cela n’a duré que quatre ou cinq ans.
En France, ce lien entre le pouvoir et un musicien a commencé sous Louis XIV avec Lully…
Oui, François Ier n’avait travaillé que sur les arts plastiques. Louis XIV, lui, s’attaque à la musique pour contrer la suprématie de l’Italie en la matière. Il était nationaliste, avant que le mot n’existe. Et puis, il était lui-même musicien. Il jouait de la guitare, instrument espagnol, et était un danseur. Pour Mazarin, la musique italienne était la seule valable. Cela a été très mal pris, et Louis XIV était en réaction contre cette politique. La musique était très importante pour lui, d’abord parce qu’il savait reconnaître un bon musicien, ensuite parce qu’il fallait divertir le peuple, le distraire pour éviter une nouvelle Fronde. Il y avait les fêtes de la Cour, mais aussi celles en extérieur, les carrousels. On retrouvera cette politique de la fête sous Jack Lang et François Mitterrand.
Et le roi utilise Lully.
Oui, il a renvoyé tous les Italiens et n’a gardé que Lully, qui venait de Florence et avait francisé son nom. Lully a tout de suite compris le projet du roi. Couperin a été écarté, même si on sait qu’en fin de journée le roi aimait qu’on lui joue les pièces de ce dernier. Lully, lui, se convertit à la politique, et, avec le roi, il crée l’opéra français, qui aura cette caractéristique de mêler la danse et la musique.
Cette rivalité entre l’Italie et la France reviendra sous Louis XV, avec Rameau.
Sous Rameau, le pouvoir s’est déplacé, il est à Paris, où il est arrivé à un certain âge : 50 ans. Il devient le chef de l’orchestre d’un fermier général, La Pouplinière. Rameau est présenté au Tout-Paris, dont d’Alembert et Rousseau, qui va le détester. Arrive ce qu’on appelle la « querelle des Bouffons ». Un clan, celui du « coin de la reine » réunissant les encyclopédistes, défend la musique italienne ; un autre, le « coin du roi », dont la figure tutélaire est Rameau, la française. Rameau va se mettre beaucoup de monde à dos, dont, outre Rousseau, Diderot, qui se vengera en écrivant Le Neveu de Rameau.
Après ces querelles entre la musique italienne et française, au XIXe siècle, c’est désormais l’Allemagne qui est dans le viseur. « Fer de lance de la diplomatie française et de la revanche intellectuelle et artistique, la musique sert aussi la propagande républicaine », écrivez-vous.
La musique allemande est alors devenue très connue. Mozart est beaucoup joué à Paris. Mais la réaction antigermanique date d’après 1870. La défaite de Sedan a été traumatisante. Il fallait une nouvelle musique française, le projet fut porté par un musicien très important, Camille Saint-Saëns. Il s’agit, une nouvelle fois, d’un nationalisme musical. Enfin se développe l’antiwagnérisme, Wagner ayant connu une gloire européenne. Cette réaction va fonctionner puisque c’est à la fin du XIXe siècle que vont émerger trois grands génies français, Debussy, Ravel et Fauré. On pensait qu’il était impossible de passer derrière Wagner, mais Debussy écrit un opéra très différent de ce que faisait l’Allemand, Pelléas et Mélisande, qui fut un succès. C’était, en quelque sorte, un opéra anti-Wagner.
Arrive le XXe siècle, et, dans sa seconde partie, ce que vous nommez « L’État providence musical », avec l’exemple du triomphe de Pierre Boulez, qui a obtenu tout ce qu’il voulait de quatre chefs d’État : Pompidou, Giscard, Mitterrand et Sarkozy. Comment un musicien dont la musique atonale était si peu écoutée a-t-il obtenu autant de pouvoir ?
À l’origine, c’est l’action d’un président moderniste, Pompidou. Pompidou avait été ministre du général de Gaulle. À l’époque, Malraux avait choisi Marcel Landowski comme directeur de la musique. Cela avait rendu furieux Boulez, qui le méprisait. Une fois président, Pompidou a voulu montrer qu’il n’était pas de Gaulle. Il invite, avec sa femme qui était encore plus moderniste que lui, Boulez à déjeuner. Ils n’étaient que trois. Le président lui demande quel est son prix pour revenir en France. Boulez demande son institut de recherche, l’Ircam, il l’obtiendra lorsque sera construit le Centre Pompidou. Mais dans un bâtiment à part car il ne veut pas se mélanger ou être contrôlé par qui que ce soit. Il a expliqué que s’il était revenu en France, ce n’était pas parce qu’il était français ou qu’il s’intéressait à son pays, mais parce qu’on lui avait donné ce qu’il voulait.

Enfant gâté de la Ve République, gourou de la musique atonale, Boulez a obtenu tout ce qu’il voulait de quatre chefs d’État français. STEPHAN GLADIEU
Il devient alors une sorte de maître…
Il est soutenu par l’intelligentsia de l’époque, met en musique René Char. Les penseurs et les écrivains, dont Michel Foucault, affirment qu’un seul musicien compte, c’est Boulez. Boulez fait de la politique, mais sait s’adapter, il aura le soutien de chefs d’État de gauche comme de droite. Il profite, mais ne prend pas position. Néanmoins, il a imposé sa doxa : tous ceux qui ne pratiquaient pas la musique atonale étaient des « musiciens inutiles ». Cela concerne pas mal de monde, n’est-ce pas ? Le suivisme a été très important. Même Chirac a prétendu écouter Boulez le soir pour se détendre !
Michel Legrand , élève de Nadia Boulanger nous avouait il y a quelques années qu’il haïssait Boulez, que c’était un tyran, « le Staline de la musique classique ».
Legrand était un surdoué. Quand j’étais au Conservatoire, nous vantions ses exploits avec mes camarades. Il pouvait écrire une fugue, l’exercice le plus difficile, en un temps record. La musique atonale ne l’intéressait pas. Lorsqu’il a vu l’importance et l’influence de Boulez, dégoûté, il s’est réfugié dans la musique de films, où il a fait de grandes choses.
L’omniprésence de Boulez semble hallucinante, tout comme le consensus dont il a bénéficié. Lorsque le regretté Benoît Duteurtre a publié son livre « Requiem pour une avant-garde » dans lequel il s’en prenait à Boulez, il a été voué aux gémonies par « Le Monde ».
Oui, il y a eu un procès, que Duteurtre a gagné. Pardon de me citer, mais j’ai moi-même écrit dans Le Point un article de six pages dans lequel j’évoquais le « système Boulez », qui m’a valu l’ire des bouléziens. Boulez a déclaré à Radio France que je faisais du révisionnisme, et que ce n’était pas parce que j’avais fait quelques années de piano au Conservatoire que je pouvais me permettre de critiquer sa musique. Ce n’était pas le cas : l’article critiquait le système de pouvoir du musicien. Mais à un moment, comme Duteurtre, les gens ont commencé à s’agacer. Il était partout, à l’Opéra-Bastille, au Châtelet, à Radio France en tant que conseiller, il avait l’Ircam.
Régis Campo, 56 ans, qui vient de recevoir le prix de « compositeur de l’année » aux récentes Victoires de la musique classique, a expliqué dans un documentaire diffusé sur Arte, à quel point il avait souffert lorsqu’il était élève au Conservatoire parce qu’il devait écrire dans une certaine esthétique qui n’était pas la sienne. On a dit aux musiciens qu’il fallait écrire comme ci, comme ça, c’est-à-dire écrire de la musique atonale. Ils finissaient tous par faire la même chose. Dutilleux, qui a été beaucoup plus joué que Boulez, a refusé de s’engager dans cette voie. C’était d’ailleurs le seul compositeur français qui vivait de ses revenus. Il n’a jamais accepté l’idée qu’il n’y avait qu’une seule façon d’être moderne dans la musique. Et aujourd’hui, à la Philharmonie, autre cadeau fait à Boulez, on remplit plus les grandes salles avec les œuvres de l’Américain Steve Reich, de l’école des répétitifs, que Boulez détestait, qu’avec les siennes.
La dernière phrase de votre livre est éloquente : « Maurice Ravel, le compositeur français qui a généré le plus de droits d’auteur dans l’histoire de la musique et qui fait partie des 10 compositeurs les plus joués dans le monde, ne s’est jamais approché du pouvoir et n’a jamais prétendu à aucune position officielle dans une institution musicale ».
C’est vrai, on célèbre aujourd’hui en grande pompe le centenaire de Boulez, mais c’est aussi le 150e anniversaire de la naissance de Ravel, peu de gens en parlent, hélas.

Les Musiciens et le Pouvoir en France. De Lully à Boulez, Gallimard, 534 p., 35 €. Gallimard