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Le Point : "Augustin de Romanet : « Une vie pour soi n’est pas une vie bonne »"
INTERVIEW. Qu’est-ce qu’une vie bonne ? Le patron d’Aéroports de Paris, grand serviteur de l’État, répond à notre question de l’été. Il se livre pour la première fois sur ses ressorts intimes.
Augustin de Romanet, PDG du groupe ADP, chez lui, le 10 juillet. © Elodie Gregoire
Il n’a pas l’habitude de parler de lui. Son éducation l’incite à la retenue, son respect du devoir de réserve imposé à tout fonctionnaire l’y contraint. Augustin de Romanet, issu d’une vieille famille française anoblie par Louis XIV, dont les quatre frères et soeurs ont tous embrassé la vie religieuse – son frère Mgr Antoine de Romanet est évêque aux armées –, est un grand serviteur de l’État. Directeur dans plusieurs cabinets ministériels ainsi qu’à Matignon, près de Jean-Pierre Raffarin, secrétaire général adjoint de l’Élysée sous Chirac, il a dirigé la Caisse des dépôts et reste jusqu’à la fin de l’été le patron des Aéroports de Paris, l’une des pièces maîtresses de l’organisation des Jeux olympiques. Cet homme fin et courtois, lecteur boulimique, passionné d’histoire et de géopolitique, a accepté de se livrer à un exercice qui ne lui est guère familier : parler de lui-même. Il le fait avec pudeur et componction. La foi catholique – qui est son roc et sa boussole intérieure –, le succès et les revers de fortune, les grandes épreuves de la vie, la quête de sagesse… Les ressorts intimes d’un grand patron français.
Le Point : Comment parvenez-vous à ménager des espaces de réflexion dans un agenda très chargé ?
Augustin de Romanet : Il faut accepter de se remettre en question, de se livrer à des recherches personnelles. J’ai toujours trouvé nécessaire de ne pas me reposer sur mes collaborateurs et de m’obliger à réfléchir personnellement lorsque des interventions extérieures m’étaient demandées. Je n’aime pas trop la télévision, j’en profite pour lire beaucoup. J’ai la conviction que l’intégralité du savoir du monde est contenue dans les livres. En prenant soin d’avoir des lectures diversifiées, on peut approcher le monde qui nous entoure.
Quel rapport entretenez-vous avec le temps ?
Il est marqué par l’angoisse de le perdre. Mon père était avocat pénaliste et nous faisait observer dès notre plus jeune âge que « les clients n’avaient guère le sens de la valeur du temps ». Ainsi, quand des agriculteurs désargentés, auteurs de crimes, passaient trois heures dans son bureau, il ne pouvait bien sûr facturer trois heures de consultation. De cette époque j’ai gardé la conscience de la valeur du temps. Il est la chose qui a le plus de prix et qui ne s’achète pas. Comme le disait Sénèque dans De la brièveté de la vie : « C’est le propre d’un homme sage, crois-moi, et fort au-dessus des œuvres humaines de ne rien laisser distraire de son temps. Et si sa vie est fort longue, quelle qu’en soit la durée matérielle, c’est qu’il en a disposé intégralement. Rien n’y est demeuré en friche et inexploité. Rien n’y a été subordonné à autrui. Et cette intendance si vigilante n’a rien reconnu comme digne d’être troqué contre son temps.» Je pense qu’il faut éviter de permettre aux autres de tirer des chèques sur son propre temps.
«Oserais-je exposer ici la plus grande, la plus importante, la plus utile règle de toute l’éducation? Ce n’est pas de gagner du temps, c’est d’en perdre», disait Jean-Jacques Rousseau…
J’en suis convaincu. S’il y a bien quelque chose qui me paraît précieux, c’est de ne jamais mener un combat sans savoir où l’on met les pieds. Cela suppose du temps de préparation avant l’action. Ce qui me conduit à apprécier plutôt la stratégie chinoise que la stratégie grecque, différence si bien décrite dans le livre de François Jullien Conférence sur l’efficacité. Les Grecs mènent le combat de vive force, avec cavaliers, trompettes et roulements de tambour, au risque de nombreux morts. A contrario, les Chinois guettent du haut des montagnes que l’ennemi s’assoupisse dans la vallée et que le brouillard soit suffisant avant de lancer l’assaut. Leur combat est gagné avant d’être mené.
Comment gérez-vous les revers de fortune ?
Une des clés de voûte d’une vie sereine est de limiter les oscillations des émotions et de chasser l’illusion de la perte et du gain. Lorsque vous gagnez, vous êtes heureux quelques instants, mais vous désirez tout de suite autre chose. Lorsque vous perdez, vous êtes malheureux, mais plein d’opportunités s’ouvrent. Qui dit fortune dit revers. Qu’il faut accepter, puisque après le revers vient de nouveau la fortune…
Vous avez été remercié brutalement par Emmanuel Macron avant la dissolution. En gardez-vous une amertume ?
Aucunement. La responsabilité de nommer le PDG du groupe ADP appartient au président de la République. Sur la forme, et dans l’intérêt de l’entreprise, cotée en Bourse, on aurait pu sans doute anticiper et éviter de créer une situation d’« intérim » qui désoriente nos partenaires, en particulier étrangers.
Quel regard le serviteur de l’État que vous êtes porte-t-il sur la confusion politique actuelle ?
Le clivage naturel de la vie politique est entre la liberté et l’égalité, comme il l’est entre la droite et la gauche. On a pensé pouvoir le remplacer par une opposition entre « progressisme » et nationalisme. Cela s’est révélé inopérant et sa mise en œuvre a dérouté nos compatriotes. Ces derniers nous renvoient avec violence aux clivages historiques en recourant aux extrêmes pour se faire entendre. Il est urgent de retrouver de la modération de part et d’autre, sans nier ce diptyque fondateur.
Comment gardez-vous la tête froide dans l’adversité, et dans le succès ?
Dans les deux cas, votre devoir est de ne pas nuire à autrui. Dans l’adversité, il ne faut faire porter à personne le poids de la déception. Et, dans le succès, n’humilier personne au motif que la fortune vous aurait souri.
De quelle façon ?
Par l’arrogance, le mépris ou encore l’utilisation d’une position léonine pour remporter des parts de marché, d’influence ou de prestige.
« La foi n’est pas une béquille dans les épreuves. Peut-être un parachute ascensionnel qui permettrait de les sublimer. »
Qu’est-ce qu’une vie bonne pour vous ?
Je suis tenté d’aller chercher une définition chez la philosophe Hannah Arendt, dont la pensée politique oriente la vie bonne vers l’idée d’une vie soucieuse du monde. La vie pour soi n’est pas une vie bonne.
On pourra vous objecter que tout le monde peut être d’accord avec ce genre de précepte. Mais comment l’introduit-on dans nos vies de pauvres égoïstes ?
Il me semble que dans une vie on ne peut pas se donner l’objectif de faire tellement plus que trois ou quatre grandes choses. Cela nécessite évidemment de la constance, du travail, de la magnanimité et de l’humilité. De la magnanimité, parce que je crois qu’il faut avoir de très grandes ambitions. Et de l’humilité, parce que notre condition humaine nous y oblige.
Une vie bonne, ce n’est pas non plus une vie tranquille, une vie pépère...
La vie pépère est une vie retirée du monde et je pense que c’est une mauvaise vie.
La vie monastique n’est pas une vie bonne pour vous ?
Elle peut l’être, bien sûr, dès lors qu’elle place la retraite et la prière au service du salut du monde.
Comment cette philosophie de vie vous est-elle venue ?
On est, comme le disait François Mitterrand, du pays de son enfance. Et j’ai passé celle-ci dans un milieu marqué par la foi catholique. Puis j’ai été amené progressivement à rencontrer des mondes très différents et à questionner tout ce qui pouvait l’être.
Quel est votre rapport à la foi catholique ?
J’aurais scrupule à prétendre avoir un rapport direct à Dieu. Je crois en revanche l’approcher à travers des personnes qui lui ont consacré leur vie. Contempler les oeuvres de ceux qui se réclament de Dieu permet de recueillir des indices de son existence. Pour Pascal, en pariant sur l’existence de Dieu, l’homme qui doute n’a rien à perdre ; si Dieu n’existe pas, il ne perd que son néant. Cette faculté de choisir le pari de Pascal est facilitée par les témoignages de tous ceux, présents et passés, qui vivent du Christ. Elle est rendue plus difficile par tous ceux qui prétendent vivre du Christ mais qui sont de fait des contre-exemples.
Vous êtes le seul de votre fratrie de cinq enfants à ne pas avoir suivi de carrière ecclésiastique. Comment le vivez-vous ?
En soi, la vocation religieuse est un mystère considérable. Et quatre mystères ne sont pas quatre fois plus importants qu’un seul. Je le vis donc très simplement, admiratif de la richesse des parcours spirituels de mes frères et sœurs, qui ont chacun leur singularité.
De quoi est faite votre foi ?
Je n’échappe pas à la condition de l’être humain qui est de douter, voire d’avoir connu des épreuves ayant accru ces doutes. Il n’est pas nécessaire de subir des épreuves pour que le mal présent sur la Terre crée des questionnements. C’est le problème de la liberté de l’homme qui a été mon premier questionnement religieux, à l’âge de raison. Comment concilier la doctrine des théologiens et philosophes catholiques, doctrine qui attribue à Dieu la prescience des actes libres de l’homme, avec la liberté humaine, qui serait dépourvue de sens si l’homme n’était pas responsable de ses actes ? Le débat est infini. L’idée d’une foi qui ne doute jamais est pour moi compliquée.
Vous êtes un homme très sociable, mais en même temps un peu cadenassé. Vous n’aimez pas trop parler de vous, en fait…
S’il y a bien une chose que je déteste, c’est la tartuferie. Et quand on est, comme c’est le cas ici avec vous, questionné sur la partie de sa vie qui invite aux sentiments les plus élevés, on est forcément attentif au syndrome de l’imposteur moral. Je ne supporte pas les donneurs de leçons. Et si vous me percevez cadenassé, c’est parce que je ne voudrais pas donner le moindre sentiment de certitude ni laisser penser que mes idées seraient nécessairement supérieures à celles des autres.
Il faut avoir des certitudes en tant que patron, et en même temps, pour réussir sa vie d’homme, mieux vaut être pétri de doutes ?
Je ne dirais pas cela. En tant que chef d’entreprise, père de famille, comme dans la vie privée, il est important, après avoir douté, d’avoir des certitudes. À condition que celles-ci s’incarnent dans l’action, qui les met utilement à l’épreuve en les confrontant à la réalité. Je ne crois pas du tout à la parole performative. Pour moi, il en va de la vie tout court comme de l’éducation : la seule chose qui vaille, c’est l’exemple et ce sont les actes.
Comment nourrissez-vous votre spiritualité ?
Par la lecture, par la curiosité, par une construction méthodique et progressive qui autorise à tenter de se forger, par strates successives, une conviction. Par exemple, récemment, j’ai lu le maître livre Croire. Invitation à la foi catholique pour les femmes et les hommes du XXIe siècle, de Bernard Sesboüé, jésuite éminent. En 500 pages, vous ne trouvez aucune preuve de l’existence de Dieu, mais une collection de témoignages sur la puissance du message du Christ. Et c’est cette collection de témoignages qui vous permet de renforcer le choix du pari de Pascal.
Vous avez besoin de temps de silence, de solitude ?
Bien sûr.
Et comment faites-vous, dans ces cas-là ? Vous vous mettez en retrait ?
Force est de reconnaître que la vie de chef d’entreprise, qui plus est dans le transport, n’autorise pas beaucoup de retraites dans le désert. Mais, quelques jours après avoir reçu une invitation à laisser mes fonctions à la tête d’Aéroports de Paris dans un délai non déterminé, je me suis senti libéré du poids de la charge et me suis autorisé trois jours de solitude complète dans un endroit reculé pour lire et réfléchir.
La vie bonne pour vous, c’est aussi la bonne vie ?
Oui ! J’adore le bon vin, la gastronomie, les fêtes entre amis, la musique classique et les beaux opéras, bien entendu. Dans la vie, la dimension ludique et festive est importante. Mais je demeure convaincu que la vie ne vous donne que ce que vous lui avez vous-même apporté. La summa divisio pour moi entre les humains est entre ceux chez qui l’égoïsme domine et ceux chez qui l’altruisme prévaut.
Est-il possible de concilier vie hédoniste et vie spirituelle ? Épicure et saint Benoît ?
Poser la question, c’est y répondre. C’est oui. Tout est une question de dosage. L’un et l’autre se nourrissent.
Est-il difficile, quand on a des responsabilités, d’exprimer publiquement sa foi ?
Cela ne va pas de soi. J’ai toujours veillé à être discret. Parce que, dans un pays comme le nôtre, le laïcisme, qui comporte une visée explicite de lutte antireligieuse et entend oeuvrer à l’extinction sociale des confessions religieuses, l’emporte souvent sur la laïcité, ce principe salutaire et essentiel de séparation de l’Église et de l’État. À cet égard, nous sommes un pays particulier dans le monde. C’est une caractéristique dont il faut se méfier, au risque de ne pas respecter les opinions d’autrui.
La foi est-elle une béquille dans les épreuves ?
Pas du tout. Je ne crois pas que ce soit une béquille dans les épreuves. Les épreuves restent des épreuves. Peutêtre la foi serait-elle un parachute ascensionnel qui permettrait de les sublimer.
Quelles sont les grandes épreuves de la vie ?
La plus banale, celle qui ne cicatrise jamais, est l’humiliation. La plus grande, peut-être, et que je n’ai jamais connue, est la perte d’un enfant. Une souffrance forte est aussi la perte de son conjoint, que ce soit par une séparation douloureuse ou pour cause de décès. Et il peut enfin y avoir aussi la souffrance de ceux qui prennent conscience à un âge avancé qu’ils sont passés à côté de leur accomplissement.
Vous avez fait allusion à l’accompagnement de votre épouse durant sa maladie. Pouvez-vous nous dire ce que vous avez appris dans cette épreuve ?
J’ai appris la force du sentiment de gratitude. Puisque ce qui m’a permis de surmonter l’épreuve, c’est la gratitude à l’égard de ce que m’a apporté mon épouse.
Sur le plan religieux, je dirais Blaise Pascal ; et, sur le plan politique, Charles de Gaulle. Pascal avait une perception à la fois de la grandeur et de la misère de l’homme. Le général de Gaulle avait de grandes idées théoriques mais savait la nécessité de prendre des décisions qui allaient contre ses présupposés. Ce fut par exemple le cas lorsqu’il a décidé de soumettre à référendum l’autodétermination de l’Algérie. C’est une décision qu’il avait mûrement réfléchie, qui allait contre son milieu professionnel, l’armée, et contre son milieu social. Il l’a prise après avoir pesé les inconvénients de la décision inverse, qui était de soutenir coûte que coûte le rattachement de l’Algérie à la France. J’apprécie chez Pascal et chez le général de Gaulle cette acceptation de la complexité et du fait qu’en tant qu’humain on ne prend pas toujours les bonnes décisions, mais qu’il faut s’engager, faire preuve de courage et agir avec son cœur.
Et, parmi les contemporains, vers qui va votre admiration ?
Vers une personne morte en 2022 : Claude Alphandéry. C’était un grand résistant, banquier, militant de l’économie sociale et solidaire qui avait encore, à la veille de sa mort, à 101 ans, un charisme hors du commun.
Qu’est-ce qu’un honnête homme selon vous ?
Quelqu’un qui a une pleine conscience de son imperfection.
Mais encore ? Quels sont les plus grands personnages de l’Histoire, pour vous ?
« Je ne voudrais pas donner le moindre sentiment de certitude ni laisser penser que mes idées seraient supérieures à celles des autres. » Quelqu’un qui recherche en permanence la vérité, en étant assuré de ne jamais la vivre.
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Par Jérôme Cordelier
Publié le 28 juillet 2024