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Le Figaro : "Patrimoine : l’art héraldique à la conquête de l’Unesco"

23 octobre 2023 Revue de presse
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DÉCRYPTAGE - Née au Moyen Âge, cette pratique très codifiée est revivifiée grâce à des historiens et peintres spécialisés. Ces passionnés se mettent aujourd’hui en ordre de marche pour défendre une candidature au titre du patrimoine immatériel.

Hyacinthe Desjars de Keranrouë, l’un des six peintres héraldistes français, présente l’une de ses œuvres, un panneau réalisé dans le cadre du transfert des cendres du général d’Empire Charles-Etienne Gudin, mort au combat en 1812 devant Smolensk, inhumé le 2 décembre 2021 aux Invalides. Gaëlle COLIN/PHOTOPQR/OUEST FRANCE/MAXPPP

Comment parvenir à faire classer l’art héraldique au patrimoine immatériel de l’Unesco ? La question a agité les esprits, jeudi 19 octobre, dans une salle des Archives nationales, à Paris. Elle pouvait sembler hors du temps, réservée à ces érudits qui passent leur soirée à répertorier les millions d’armoiries existantes, ou aux membres de la très sérieuse Société française d’héraldique et de sigillographie (études des sceaux). Jeudi, à écouter ces passionnés, peintres spécialisés, archivistes ou chercheurs, il devint clair qu’elle valait d’être posée.

 

« Dans le paysage visuel contemporain, l’héraldique est partout, des plaques de rues jusqu’aux panneaux de signalisation routière qui obéissent aux mêmes règles et à la même grammaire », avance Nicolas Vernot, universitaire, graphiste et initiateur du projet d’inscription à l’Unesco. Des poubelles municipales au papier à en-tête des royautés, cet art est plus vivant que sa réputation ne le laisse entendre. Il n’est en tout cas pas réservé à la noblesse, ni au seul territoire français. Les Anglais et les Écossais, pour ne citer qu’eux, raffolent de ce genre qui s’étale partout dans les églises et les châteaux.

 

Il naît au milieu du Moyen Âge, sur les champs de bataille et les tournois. « À l’époque, les combattants et chevaliers se parent de cotte de mailles et de casques recouvrant le nez et une partie des joues. Ils deviennent méconnaissables et on ne sait plus reconnaître l’ami de l’ennemi. On imagine alors utiliser la grande surface des boucliers pour apposer des signes graphiques », raconte l’historien Michel Pastoureau dans ses nombreux ouvrages sur l’héraldique. À la fin du XIIIe siècle, le blason est sorti des champs de bataille et toute la chrétienté en use. Femmes, prélats, grandes familles, villes, artisans, et communautés religieuses les déclinent à l’infini. Les répertoires donnent aujourd’hui le tournis, avec des millions d’armoiries - un amateur a même développé un logiciel d’intelligence artificielle pour les identifier.

Des millions d’armoiries

Le style héraldique est à la fois codifié et plein d’imagination, avec des animaux - lion en tête -, végétaux, personnages, astres, barres de couleurs, devises et bien sûr, les fleurs de lys sur fond bleu pour les rois de France. Rien ou presque n’est interdit dans la forme : sur les armoiries des charcutiers de Rouen figure un sanglier noir à la langue pendante sur fond blanc, sur celles de kolkhozes d’URSS s’affichent fièrement des moissonneuses-batteuses.

Pour des raisons que personne ne sait expliquer aujourd’hui, le répertoire des couleurs a toujours été restreint. Depuis le Moyen Âge, peintres et graveurs ne peuvent utiliser que le jaune, le blanc, le rouge, le noir, le bleu et le vert, dont la juxtaposition est codifiée. Les couleurs possèdent, qui plus est, des noms mystérieux : à argent, or et azur s’ajoutent gueules (rouge), sable (noir) et sinople (vert). Cela donne des descriptions légèrement surannées comme « de gueules à la fleur de lys florencée d’argent » pour le blason de Lille, une fleur de lys blanche sur fond rouge.

 

Ces règles et ce vocabulaire ne brident pas l’imagination d’Hyacinthe Desjars de Keranrouë, un des six peintres héraldistes français. Depuis des mois, de son atelier du Finistère, il est en lien avec le maharadja indien de Jeypore, qui l’a contacté pour moderniser les armoiries familiales. Feuilles de pipal (aussi appelé figuier des pagodes), heaume mongol, soleil, lion et éléphant sont en train de se mettre en place, et nécessitent de nombreux allers et retours entre l’artiste et le commanditaire. « Il ne faut pas trop faire porter à l’image, dont le message doit être simple », explique le peintre, qui a œuvré pour Albert de Monaco, la reine Silvia de Suède, la princesse Irène de Grèce. Même l’actrice Olivia de Havilland a fait appel à ses services pour se créer un blason.

 

Cet été, Hyacinthe de Keranrouë a dessiné, de sa propre initiative, une variation autour des armoiries des Anselme, la famille du jeune Henri, le « héros au sac à dos » qui s’est mis en travers d’un homme attaquant des enfants, le 8 juin dernier au bord du lac d’Annecy. Le geste d’Henri, chevaleresque, et la devise des Anselme Pro defensione (« pour la défense », en latin), lui avaient semblé propices. « C’était un cadeau », précise le peintre dont les carnets de commandes sont pleins jusqu’à fin 2024.

Henri d'Anselme a reçu les armoiries de sa famille des mains de Hyacinte de Keranrouë.

Imaginaire noble

Tirant en partie sa puissance de l’imaginaire noble, qui fait naître des images de longévité, de racines et de transmission, l’héraldique séduit le grand public, dont les petites communes. Si les grandes villes ont toutes leurs armoiries, ces dernières cherchent à créer une bannière identitaire montrant qu’elles ont un passé. « Elles savent qu’un logo se démodera, et cherchent les moyens d’ancrer leur image », poursuit Nicolas Vernot, qui vient de créer, par ordinateur, un blason pour la commune de Varogne, en Haute-Saône. Lion à griffes, armes d’anciennes familles du village et sa grande fontaine, l’image rappelle le caractère fougueux du ruisseau qui se gonfle lors des grandes pluies. Les 135 habitants du village ont, semble-t-il, aimé le mélange d’histoire locale et de graphique contemporain.

 

Avec cet équilibre, l’héraldique estime qu’elle a ses chances à l’Unesco, au même titre que les ostentions limousines (les processions célébrant les saints limousins), la calligraphie arabe ou la fauconnerie. « En la regardant sous un angle patrimonial, nous pourrons montrer qu’une tradition peut évoluer et rassembler », a expliqué, jeudi, Nicolas Vernot à ses pairs. Le dossier d’inscription, a promis Jean-Luc Chassel, président de la Société française d’héraldique, sera en tout cas loin du folklore parfois douteux porté par les faux ordres de chevaliers ou les milices paramilitaires en tout genre. « Nous sommes aussi une science », a-t-il conclu, sous les applaudissements.

Nicolas Vernot

Il reste plusieurs étapes avant de décrocher le Graal. Le dossier d’inscription doit d’abord être accepté par la France, puis présenté au vote du comité pour le Patrimoine mondial de l’Unesco. Les organisateurs aimeraient porter une candidature européenne, ce qui rajoute une difficulté, mais, estimaient-ils jeudi soir, donnerait la réelle mesure de cet art né il y a plus de huit siècles.

 

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Par Claire Bommelaer

Le 23 octobre 2023